Le texte qui suit m’a été envoyé
par Jacques Dupuis, participant à un atelier d’écriture. Il m’avait déjà fait
parvenir son écrit lors de cet atelier. Il aurait très bien pu participer au
thème : « Les grandes douleurs sont muettes ». Son témoignage en
est une très belle preuve. J’ai été très touchée par ce que j’ai lu et je salue
son courage de nous le partager.
LE SACRIFICE D’UN ANGE
J’aimerais
adresser ce message à ceux qui ont fait preuve de lâcheté en agressant un
enfant sans défense… mon frère souffrant d’autisme, dans les années 60 et 70 à
Sainte-Agathe-des-Monts. Je le transmets aussi à tous ceux qui, durant leur vie
d’enfant et d’adolescent, ont été violents à l’égard de personnes vulnérables
et démunies. J’étais âgé de quatre ans quand, avec frayeur et tristesse, j’ai
vu pour la première fois mon grand frère de huit ans et demi revenir de l’école
la bouche en sang. Mon frère Marcel était un ange, des plus gentils que je
connaisse. Il était mon meilleur ami. C’était un artiste extrêmement sensible
et créatif, doté d’un immense talent pour le dessin.
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Marcel et sa maman |
Vous qui
l’avez violenté avez grandement contribué à la destruction de cet être
innocent… à force d’humiliation, de harcèlement, d’insultes et d’agressions
physiques... année après année. Il n’a pas eu beaucoup de répit. Notre
éducation religieuse venant de notre père était très stricte et la violence
physique y était aussi souvent mise à contribution, surtout envers notre mère
et mon frère. Marcel a appris à tendre l’autre joue. Alors, lorsqu’est venu mon
tour d’aller à l’école, mon frère fréquentait déjà une classe spécialisée pour
personnes handicapées. Il revenait à la maison avec ses belles œuvres
artistiques faites de bois... détruites par ceux qui le jalousaient... des
créations brisées... comme son cœur et celui des gens qui l’aimaient.
Un des rares
soirs où nous attendions l’autobus ensemble, lui et moi, il m’a demandé de
tenir ses lunettes. J’ai vite compris que cinq ou six étudiants « normaux »
l’attendaient et voulaient, comme à leur habitude, « s’amuser » avec
lui. Ils l’ont accoté contre une clôture et ont commencé à le frapper au
ventre, un après l’autre, à tour de rôle et de toute leur force. J’avais six ou
sept ans, je ne me rappelle plus exactement, mais ce dont je me souviens très
bien, comme si c’était hier, c’est ce que j’ai ressenti et ce que j’ai vu à cet
instant. Comme si c’était un viol collectif, commis par les plus lâches d’entre
les lâches. Un moment qui me marquera pour toujours.
J’étais
terrorisé et je me sentais impuissant. J’appelais au secours la surveillante,
que je voyais s’éloigner en courant... et je la suppliais de venir nous aider.
Malgré mon jeune âge, je me suis trouvé lâche moi aussi, de ne pas avoir pu
aider Marcel. Longtemps, j’ai porté un grand sentiment de culpabilité, pour ne
pas l’avoir secouru. Je craignais de me faire battre à mon tour et je savais
que mon grand frère ne pourrait me défendre. J’ai préféré que ce soit lui,
plutôt que moi. Plus tard, lorsque d’autres de ses bourreaux se moquaient de
lui et l’insultaient, je répliquais, en affirmant qu’eux aussi auraient pu être
comme lui ou le devenir un jour. Alors le moins méchant d’entre eux me donnait
raison… et les autres se taisaient.
J’étais moi
aussi, comme mon frère, un petit enfant trop frêle, trop gentil, trop sage et
très solitaire. J’avais comme lui de forts traits autistiques, mais moins
évidents. J’ai donc moi aussi subi les attaques répétées de tourmenteurs
pendant ces pénibles années. Ma grande sœur avait trois ans et demi de plus que
moi. Elle me défendait, mais lorsque nous n’étions pas ensemble, ceux qui
m’attaquaient me rattrapaient au tournant. J’étais continuellement malade, et
mes nuits d’insomnie étaient accompagnées d’abominables cauchemars, où j’étais
poursuivi par des monstres plus horribles les uns que les autres. Je détestais
l’école et me levais chaque matin en craignant sans cesse de m’y retrouver
encore.
À la
différence de mon frère, je me défendais contre ceux qui me frappaient.
Certains voisins, surtout un en particulier, m’ont agressé pendant plus de
quatre ans. Sur notre propre terrain, comme dans l’autobus. Je tremblais de
tous mes membres... mais j’arrivais à maîtriser trois gars contre moi, tous
plus forts que moi… en tenant la tête de l’un sous mon bras, frappant le
suivant d’un puissant coup de poing et d’un tout aussi imposant coup de pied le
dernier. Mon adrénaline était à son maximum!
Selon eux,
mes pires fautes étaient de trop ressembler à une fille et de préférer leur
compagnie et leurs jeux. Évidemment, on me reprochait aussi de ne pas être doué
pour les sports de gars. Mon père ne nous a jamais protégé, ni de lui-même, ni
des autres tyrans. Parce qu’il voulait qu’on devienne des hommes. Durant toutes
ces années, il est resté ami avec les parents qui encourageaient leurs enfants
à m’attaquer. Même après que ma mère soit allée me défendre auprès du père d’un
de mes agresseurs, qui l’a chassée à coups de pied. Elle est finalement partie
avec mon frère dans une autre ville.
Je suis
sorti de ce cycle de violence un an plus tard en allant rejoindre ma mère et
mon frère. Mais j’étais un adolescent révolté et je suis moi-même devenu violent
psychologiquement et verbalement envers ma mère. À l’école, comme ailleurs,
j’ai adopté un comportement robotique, en m’efforçant de ne laisser paraître
aucune expression ou aucun signe de sensibilité ou de féminité. Je m’habillais
de gris, de bleu, de vert et de brun, pour me fondre à l’environnement. Je ne
me faisais plus traiter de fille, de fifi et de tapette... on m’appelait
maintenant « le robot ».
Pendant
longtemps, j’ai continué à m’infliger ce qu’on m’avait fait, à me maltraiter
moi-même. Je me suis autodétruit et j’ai souhaité mourir chaque jour. Mon mal
de vivre était incommensurable. Durant des années, j’ai connu la dépression et
je n’étais plus qu’un mort-vivant. Une multitude de thérapies ont été
nécessaires. Heureusement, j’ai réussi à mieux me connaître et à apprendre à
m’adapter au monde des humains… afin de me sentir plus intégré, mieux dans ma
peau, et de ne plus être une victime.
Mon frère ne
voulait pas faire de mal aux autres. Il a préféré s’effacer, en sombrant dans
la schizophrénie. À l’âge de onze ans, il a passé un an à l’Hôpital
Sainte-Justine. Les psychiatres ont diagnostiqué chez lui des troubles
envahissants du développement http://www.crditedme.ca/troubles-en... Depuis tout ce temps, il vit dans son monde et communique très peu. Il
répond souvent distraitement par un oui ou par un non, sans comprendre la question.
Son esprit a en partie quitté ce monde... qui aura été pour lui, comme pour
moi, trop longtemps hostile et cruel. Il demeure maintenant dans une résidence
pour personnes âgées et en perte d’autonomie, mais ma sœur et moi le recevons,
chacun notre tour, une fois par fin de semaine. Nous nous occupons aussi de
tous ses besoins essentiels... et nous nous en occuperons pour le restant de
nos jours.
Il y a
quelques années, j’ai encore vu Marcel se faire narguer par un adolescent. J’ai
fait comprendre à ce dernier à quel point il était lâche et faible de
s’attaquer à une personne comme lui. J’ai alors réalisé que mon frère
continuait à se faire harceler... même libéré de l’école. Je me suis efforcé de
pardonner à tous ces individus, mais les faits qui se sont déroulés sont
inscrits dans notre histoire à mon frère et à moi… et ils sont liés à notre
présent. Ils font partie de notre expérience, qui a contribué à ce que nous
sommes aujourd’hui. J’aime croire aussi au karma, car ça m’aide à me
réconcilier avec le passé.
Je me suis
souvent demandé si certains de ceux qui nous ont maltraités, mon frère et moi,
ont eu des regrets ou des remords un jour... et s’ils avaient éprouvé le désir
de nous demander pardon. Certains d’entre eux ont-ils été violentés enfants?
Ont-ils connu des problèmes de santé mentale? Ont-ils eu des enfants
handicapés, qui ont été à leur tour les boucs émissaires de tortionnaires?
Ont-ils cherché à faire le bien autour d’eux par la suite? J’aimerais qu’il y
ait de bonnes raisons à tout ce qui s’est passé… que ça ne soit pas arrivé
inutilement… et que mon frère Marcel ne se soit pas sacrifié pour rien.
Jacques Dupuis, 2016
Merci Jacques pour cette preuve de confiance. Peu
auraient eu le courage de le faire publier. Je souhaite que cet exercice te
fasse trouver la paix. Je ne connais pas ton frère Marcel, mais je suis sûre
que nombreux de mes lecteurs, tout comme moi, vont l’aimer.
Bonne semaine à toutes et à tous.
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