Je suis active et je m’allume dès la nuit tombée. Je suis la sentinelle
d’ABIGUIGUI. Je trône fièrement presque en haut de l’étai. Pour ceux qui ne
connaissent pas, l’étai est le hauban tendu entre la tête d’un mât et l’avant du bateau, et moi, la sentinelle, je suis la lumière annonçant que le
bateau se trouve à l’ancre. Je suis un peu comme un phare. C’est ma façon
d’avertir les autres bateaux qu’un navire est ancré.
Là où je me trouve, j’illumine les
alentours. Au loin, certains sont intrigués par mes rayons et avancent au
ralenti jusqu’à apercevoir la coque de mon bateau. Inévitablement, presque
chaque nuit un goéland se pose en haut du mât. Veut-il être plus haut que moi,
me dominer? Je pense que oui, car aussitôt que je m’allume, je le vois tournoyer
autour de moi et se poser. La première fois que je l’ai aperçu, il s’est
approché en se laissant porter par les courants d’air montants ou descendants.
Puis il s’est posé sur le pont faisant mine de ne pas me voir. Je sentais son
impatience et sa curiosité. Enfin, il demanda :
- Que fais-tu allumé la nuit? Ne
dos-tu jamais?
- Grand dieu, non, je ne dois pas
dormir. C’est la nuit que je travaille. Je suis en charge de protéger mon
bateau. Et toi, tu ne dors pas non plus?
- Oh, moi j’aime voler la nuit. Les
paysages sont très différents et c’est beaucoup plus calme.
- Tu as bien raison. Bon, laisse-moi
travailler, ne me distrais pas.
- Qu’as-tu bien à faire d’autre que
de rester allumée? Tout un travail!
- Peut-être, mais je dois le faire
avec sérieux. Il en est de la survie de mon navire. Si je dépensais toute mon
énergie à parler avec tous ceux qui tournent autour, je finirais par m’éteindre
et risquer qu’on se fasse éperonner.
- Oh là! Ne te fâche pas, je te
laisse.
Et il s’envola. C’est à partir du
lendemain qu’il revint chaque nuit, qu’il se posa en haut du mât sans un mot revenant
inlassablement nuit après nuit. J’avoue sincèrement que j’aime assez cela. Même
si nous ne parlons pas, je ne me sens pas complètement seule.
Il arrive aussi parfois qu’un autre
bateau s’ancre à côté et nous voilà deux sentinelles à veiller. S’il s’agit
d’un voilier comme le mien, nous nous respectons. Par contre, il est arrivé
qu’un gros bateau s’installe pour la nuit à côté de moi et voilà sa sentinelle
qui se met à se vanter de tous les équipements de son « cruiser », de ce qu’ils sont
capables de faire, de la vitesse folle qu’ils atteignent quelques fois. J’en ai
honte pour ma profession. Ce n’est rien qu’une lumière accrochée à la proue. Moi
je la laisse faire et parler et se pavaner, elle dépense son énergie
inutilement et moi je ne l’écoute pas. Je prends soin de mon voilier et c’est
tout ce qui m’importe.
Dès que le soleil se lève, aussitôt
éteinte, je suis décrochée, laissant la place au foc, la petite voile en avant.
Je me repose pour la journée en attendant de découvrir d’autres endroits à
éclairer et aussi dans l’espoir de voir arriver mon ami le goéland. J’aime
ce travail de sentinelle, j’en suis fière, c’est le plus beau métier du monde
marin.
Bonne semaine à toutes et à tous.
Aucun commentaire:
Publier un commentaire